Association des Jeunes Magistrats (AJM)
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Georges Clooney, la visioconférence et moi
jeudi, 25 février 2010
/ Jeunes Magistrats

La semaine dernière, j’ai vécu une expérience similaire à celle de Georges Clooney. Non, il ne s’agit pas de nespresso. What else ? La visioconférence.

Dans son dernier film "In the air", M. Clooney incarne un homme dont le travail consiste à licencier des gens. Le personnage s’acquitte paisiblement de cette fonction jusqu’à ce qu’on lui ordonne de travailler en visioconférence, afin de réduire les frais liés à ses déplacements. Clooney est indigné. Il argue que la procédure de licenciement est traumatisante pour les personnes concernées et qu’une mise en présence est absolumment nécessaire pour anticiper les débordements et laisser aux licenciés un minimum de dignité.

Deux jours plus tard, j’eus la surprise de participer à mon premier débat judiciaire en visioconférence. J’y allais du bon pas du jeune magistrat qui a grandi en même temps qu’internet et la dette publique. C’est dire si je suis favorable à la réduction des dépenses de l’Etat et à l’utilisation des nouvelles technologies !

J’entre dans le cabinet du juge. Je salue l’avocat. Je salue le président. Instinctivement, je voudrais saluer le détenu. Lui montrer qu’il est le sujet humain de mes préoccupations des minutes à venir. Il est un homme inculpé et emprisonné, certes. Mais il est un homme à qui je veux m’adresser avec autant de respect que de fermeté. Je ne veux ni l’embrasser, ni lui passer la main dans le dos, ni lui serrer la main qu’il ne me tend pas. Je veux lui signifier - d’un hochement de tête, d’un mot soufflé entre deux portes ou d’un simple croisement de regards - que je lui reconnais le droit d’être un interlocuteur à part entière de ce débat. Problème : il n’est pas dans la pièce. Sa chaise est vide. Il est dans la télé. Et nous sommes, avec le juge et l’avocat, trois humains assis devant une télé. De là où il est, le détenu ne verra pas mon hochement de tête, n’entendra pas de mot soufflé et ne croisera pas mon regard.

Le débat commence. La disposition de la pièce ne nous permet pas d’être tous dans le champs de la caméra. Le détenu ne voit que le juge qui parle. Voudrait-il mesurer ma sévérité à l’expression de mon visage qu’il ne me verrait pas. Voudrait-il se rassurer en échangeant un regard avec son défenseur qu’il ne le verrait pas non plus. L’homme est bien plus qu’enfermé : il n’est même pas libre de regarder là où il veut.

C’est mon tour de parler. Le juge braque la caméra vers moi avec sa télécommande. Comme un idiot, je ne me suis pas préparé à parler. Dois-je regarder le juge ou dois-je regarder l’intéressé ? Et que regarder ? L’écran de télé ? Il ne verrait que mon regard biaisé. Le point noir au centre de la caméra ? C’est moi qui ne verrait plus l’homme. Je mesure à quel point il est embarassant d’aborder des choses difficiles (comme les arguments justifiant la privation de liberté par exemple) sans pouvoir regarder l’homme dans les yeux. Ma tête tourne du juge au prévenu. Je ne sais pas comment parler pour être entendu de l’intéressé : plus fort ou moins fort ? Je ne sais quel ton adopter pour être compris : plus ferme ou plus doux ? Je ne peux pas adapter mon discours à ce que je perçois des différentes réactions de l’intéressé.

L’avocat prend la parole. Il parle d’un homme qui n’est pas là, mais qui nous écoute quand même. Plus ça va, plus j’ai l’impression de participer à une séance de spiritisme. L’esprit du détenu nous accompagne, mais son corps nous a quitté... C’est grotesque !

Je sors profondément affecté de ce débat. Je suis un musicien à qui on a demandé de jouer à distance, sans entendre directement les sons émis par son instrument. Je suis un pilote qu’on a privé des vibrations de son moteur. Je suis un chirurgien qu’on a privé du contact des tissus et des chairs. Je suis un magistrat qu’on a privé de relation avec son justiciable. J’ignore quel est le gain financier de ce débat en visioconférence. Je sais surtout que la Justice a fait l’économie d’être humaine... Mais qu’importe puisque pour tout le reste, il y a mastercard...

Jeunes Magistrats

photo : Mawel http://www.flickr.com/photos/mawel/

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