Association des Jeunes Magistrats (AJM)
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Le jeune magistrat et l’indépendance
samedi, 8 janvier 2011
/ Jeunes Magistrats

J’ai longtemps cherché mon indépendance de magistrat.

On m’en avait parlé sur les bancs de l’Université, dès la première année de Droit, alors que je ne rêvais pas encore de réussir le concours. Dans les discours de mes professeurs et dans mes dissertions, l’indépendance du magistrat était une évidence. Pas de démocratie sans Justice indépendante. Pas de Justice indépendante sans magistrat indépendant.

En arrivant à l’Ecole Nationale de la Magistrature, j’ai reçu une carte tricolore et j’ai choisi ma première robe. Aussi naïf que plein d’orgueil, je croyais que l’habit, la carte et le statut faisaient l’indépendance. Mais si elle brillait encore en paroles dorées dans les discours officiels, elle cessait d’être aussi évidente dans la théorie. Il fallait la concilier avec la responsabilité, le doute, la déontologie et l’appartenance à un corps nécessairement hiérarchisé. L’indépendance commençait à m’échapper, mais je la serrais encore de près.

Vint le temps de pratiquer l’indépendance : premier poste, premières décisions à prendre. Deux forces contradictoires, la première stimulante et la seconde paralysante, ballottèrent mon indépendance : la volonté d’être performant et la peur de me tromper.

Être performant, c’est d’abord rechercher la réponse qui soit en même temps plus juridique, la plus équitable et la plus humaine aux attentes des justiciables. Ce n’est pas un mince exigence dès lors que ces attentes sont souvent passionnées et inconciliables entre elles !

Être performant, c’est être aussi un rouage fiable et efficace de cette machine judiciaire toujours plus sollicitée. C’est répondre à l’exigence de rendement d’un grand service public de l’Etat dans un contexte de crise budgétaire aiguë.

Être performant, c’est enfin offrir des perspectives plus florissantes à sa carrière. Il n’est pas honteux de vouloir faire carrière, surtout quand on est jeune. Car l’ambition peut receler, au-delà de l’enrichissement personnel et de la conquête du pouvoir, la volonté de servir nos valeurs et nos idéaux de Justice à un plus haut niveau de responsabilité et d’influence.

La peur de se tromper, elle aussi, se focalise d’abord sur les justiciables. On mesure vite, et avec un immense vertige, les répercussions dramatiques qu’une erreur d’appréciation, de discernement ou de Droit pourra avoir dans la vie des hommes, des femmes et des enfants concernés.

La peur de se tromper se tourne ensuite vers la grande institution que l’on sert et dont on craint d’écorner l’image. Il faut rester serein quand on sait qu’une décision isolée peut provoquer le divorce entre la Justice et ce peuple français au nom duquel elle se rend et de qui elle tire sa seule légitimité !

La peur de se tromper retombe enfin sur nous. C’est la peur de déplaire à sa hiérarchie ou à une partie influente, peur de la mauvaise évaluation, du placard, de la stagnation. C’est aussi la peur de la disgrâce qui rejaillira fatalement sur nos proches et sur notre équilibre personnel.

Une poignée d’années à louvoyer entre ces peurs et ces exigences auront suffi à brouiller ma vision de l’indépendance. Je la croyais chevillée à mon titre et à mon statut, je la voyais m’envelopper d’une douceâtre et rassurante impunité, je me figurais qu’elle ne serait jamais contestée, ni par mes partenaires de Justice, ni par moi-même. Hélas !

A travers les désillusions, le découragement ou les sarcasmes de certains de mes collègues, je ne la vois plus. A travers les pressions diffuses, ponctuelles et non-écrites de l’opinion publique, de mon administration, des auxiliaires de Justice, de tous les autres pouvoirs institutionnels, je ne la vois plus. A travers mes émotions et ma culpabilité, je ne la vois plus. Elle a cessé d’être une évidence. Je sais maintenant qu’il y a l’indépendance dont on discute, et celle que l’on pratique.

A force de la chercher, je commence à mieux en appréhender la définition.

L’indépendance, c’est la qualité de celui qui prend seul, en conformité avec sa conscience, une décision susceptible de déplaire, en assumant le risque de se tromper et la responsabilité qui en découle.

L’indépendance n’est donc pas tant tournée vers les autres que vers soi-même. Être un magistrat indépendant, c’est d’abord marquer sa distance avec propre recherche de performance et ses propres peurs.

Suis-je encore jeune à considérer que l’indépendance n’est à chercher qu’en moi-même ? Qu’importe ! Je me sens conforté dans mes décisions et mes valeurs professionnelles depuis que j’ai renoncé à asseoir mon indépendance sur autre chose qu’en moi-même. Je m’expose certes à une relative solitude. Mais de l’avis des éminents magistrats qui m’ont précédé sur ce chemin, l’indépendance promet aussi de belles rencontres. Et à les écouter raconter les soubresauts de leur carrière avec un sourire serein, j’ai compris qu’elle exposait autant au conflit qu’elle ménageait la paix intérieure.

Mon choix est fait. Mon indépendance est trouvée.