Réflexions/Débats

Policiers, juges et avocats ne sont pas en guerre

Tribune publiée dans Le Monde daté du 2 mars 2011 à lire ici

Nous sommes policiers, avocats et magistrats, maillons essentiels de la chaîne pénale, cette part de la justice qui recherche, poursuit, juge, défend les auteurs d’infractions pénales, protège leurs victimes, et veut combattre aujourd’hui l’image souvent caricaturale de policiers réduits à des justiciers brutaux, piètres enquêteurs et peu sensibles aux droits fondamentaux des personnes, d’avocats broyeurs de procédures, "droits-de-l’hommistes" idéologues ou corrompus à la cause de leurs clients truands, de magistrats isolés dans leur tour d’ivoire, déconnectés du bon sens populaire, laxistes ou sévères, lents ou expéditifs, en tout cas indifférents et incompétents.

Ces visions extrémistes ne correspondent pas à celles que nous avons les uns des autres, même sous le feu critique et permanent de nos regards croisés. La réforme de la garde à vue dont nous avons discuté ensemble démontre au contraire que derrière les apparences nous pouvons partager les mêmes attentes et les mêmes préoccupations.

Notre réflexion sur le droit de l’enquête judiciaire en France dégage un socle commun de valeurs, tournées vers l’instauration d’un régime de la garde à vue qui permettrait un exercice étendu des droits de la défense sans que soit compromise la recherche de la vérité.

Frères ennemis de la procédure pénale, il nous est néanmoins permis d’être en accord sur cinq points fondamentaux.

1. La garde à vue doit être réformée. A la défiance des Français s’ajoutent autant d’incohérences juridiques et pratiques pour témoigner de son obsolescence.

Mesure attentatoire à la liberté et à la dignité de la personne, ou protectrice de ses droits dans un cadre juridique précis ? Indicateur d’activité policière ou nécessité du traitement judiciaire des infractions même les plus courantes et les moins complexes ?

Sous les injonctions des juridictions suprêmes et européennes, la France doit réformer "sa" garde à vue dans une urgence regrettable. Nous redoutons de n’y trouver qu’une Rustine de plus sur un code de procédure pénale à bout de souffle, usé par des années d’incohérence au gré des amendements de circonstance votés dans l’émotion d’un dramatique fait divers.

La remise en état de toute notre procédure pénale s’impose, et nous attendons des pouvoirs législatif et exécutif une méthode, une vision, et un vrai débat de société.

2. La garde à vue doit garantir la conduite d’enquêtes judiciaires à charge et à décharge, car la vocation des policiers et des magistrats est tournée vers la manifestation de la vérité.

Ce temps de recherche ne peut plus être perverti par des obligations statistiques ou de rendement ni limiter l’enquête à l’identification des auteurs d’infraction au détriment des investigations sur l’étendue ou le partage des responsabilités, les circonstances des faits ou la personnalité des personnes mises en cause trop souvent occultées par l’urgence judiciaire à statuer le plus rapidement sur leur sort.

Dans le respect de la présomption d’innocence comme de l’efficacité des enquêtes, policiers et magistrats doivent disposer du temps et des moyens pour un travail approfondi, appuyés dans cette mission par les avocats.

3. A ce jour, l’avocat n’intervient dans la garde à vue que pour en vérifier le déroulement formel et le respect des droits élémentaires de la personne. Sans aucun accès au dossier, il ne peut assister aux auditions ni formuler des demandes d’actes.

Pour permettre demain leur intervention renforcée, la défiance envers les avocats doit être dépassée : auxiliaires de justice, dotés d’une déontologie contrôlée par les ordres, leur implication dans la manifestation de la vérité doit être reconnue au travers du rôle positif de conseil et d’orientation qu’ils assurent auprès des personnes impliquées, tant mises en cause que victimes. Leur accès à l’information doit être organisé utilement, sans pénaliser l’enquête, comme doit l’être leur participation lors des auditions des personnes qu’ils assistent, où ils ne peuvent rester seulement spectateurs.

4. La garde à vue, mesure restrictive de liberté, doit être contrôlée par un magistrat indépendant du pouvoir exécutif, garant d’une justice impartiale.

Or cette indépendance fait défaut aux procureurs de la République qui sont statutairement placés sous l’autorité hiérarchique directe du ministre de la justice qui les nomme, ainsi que la Cour européenne des droits l’homme l’a considéré. Il y a peu, les vicissitudes de l’affaire Bettencourt l’ont illustré.

Cette contradiction doit conduire au réexamen du statut du parquet qui ne pourra réellement assumer la garantie des libertés pendant l’enquête sans être protégé du pouvoir politique.

5. La réforme de la garde à vue doit se doter de moyens substantiels. Les enquêteurs manquent de locaux, d’équipements et d’effectifs ; dans les tribunaux, des juges surchargés désespèrent de voir que leurs décisions ne sont pas exécutées ; les avocats attendent que l’aide juridictionnelle garantisse l’égalité entre les justiciables et le plein exercice de leurs droits.

La réforme ira à l’échec si elle ne permet à chaque acteur de l’enquête pénale de remplir pleinement la mission que la loi lui assigne. Les Français attendent beaucoup de leur justice et de ceux qui la font, ils ne sauraient être abusés par une réforme dénuée de toute effectivité qui dégraderait autant leur sécurité que leurs droits.

Ces points de convergence montrent que les policiers peuvent accepter l’exercice des droits de la défense au cours de la garde à vue, que les avocats peuvent contribuer à l’efficacité des enquêtes, que les magistrats peuvent se mobiliser pour un meilleur équilibre entre recherche de la vérité et droits des personnes.

Certains, par facilité, trouvent avantage à nous dresser les uns contre les autres. Pour les détromper, nous signons ensemble cette tribune en servant les mêmes valeurs de la sécurité de tous et des libertés de chacun car, comme les maillons d’une même chaîne, nous sommes attachés, et solidaires.

Paul Huber, président de l’Association des jeunes magistrats, Romain Carayol, président de la Fédération nationale des unions de jeunes avocats, et Michel-Antoine Thiers, secrétaire national du Syndicat national des officiers de police.

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