Les Débats de l’AJM

Magistrat et Culpabilité

Alors que le magistrat traite quotidiennement de la culpabilité des justiciables, n’a-t-il jamais lui-même un sentiment de culpabilité ? Les deux termes paraissent antinomiques, et pourtant… Culpabilité de partir en vacances alors que des personnes sont détenues ? Culpabilité du stock de dossiers en cours nous amenant à travailler de nous-même le week-end ? Culpabilité de devoir faire un choix entre délai de délibéré et qualité de motivation ?

Ce sentiment de culpabilité, fréquemment éprouvé par les jeunes magistrats, peut en réalité toucher tout le monde, et c’est ce que nous avons constaté lors des débats organisés la semaine du 18 octobre dans plusieurs tribunaux en France [1]. Nous avions pour objectif d’ouvrir le débat et même si certains ont pu être très surpris de ce thème au début, les objectifs ont été remplis.

La culpabilité, c’est quoi ? La notion de culpabilité a le plus souvent été envisagée comme étant le sentiment que les magistrats sont susceptibles d’éprouver dans leur travail. C’était bien volontairement de notre part que le débat était orienté sous cet angle et non sous l’angle de la culpabilité du prévenu ou de l’accusé. Certains ont fait remarquer que le sentiment de culpabilité était rassurant, car il révélait notre conscience de l’importance des responsabilités que nous avons. Le sentiment de culpabilité peut naître d’une mauvaise vision de la fonction de la Justice dans la société. En effet, la justice a une fonction de régulation sociale mais pas d’éradication de la délinquance ou des conflits. Si on espère atteindre ces objectifs, on se sentira plus coupable de ne pas les atteindre, alors que c’est impossible. La culpabilité intériorisée est souvent la résultante d’un transfert de la part de quelqu’un d’autre (un justiciable qui se dédouane de son acte en contestant la décision du juge, un parquetier qui requiert une peine avec le confort de savoir qu’il n’a pas la décision finale, un supérieur hiérarchique qui met la pression pour obtenir des statistiques rassurantes). Un collègue expérimenté a même philosophé que c’était en définitive la fonction de la Justice, que d’éponger les crispations des justiciables et de résorber ainsi leur conflit... Nous ne sommes pas égaux face à la culpabilité. Nos capacités de travail, notre rapidité dans le travail ne sont pas les mêmes. Certains parviennent à se dire que si on fait de son mieux on ne doit pas culpabiliser quel que soit le résultat final.

La culpabilité par rapport au justiciable : Les déclinaisons sont nombreuses : culpabilité d’avoir fait attendre des gens pour une audience, et donc ne pas renvoyer les dossiers, alors que si on leur expliquait pourquoi on le faisait, peut-être qu’ils comprendraient ; culpabilité de ne pas avoir pu consacrer suffisamment de temps à chacun dans la préparation de l’audience etc ... La culpabilité ne nous fait pas prendre de bonnes décisions. Par exemple en audience de cabinet, le face-à-face avec le justiciable pour qui une incarcération se joue peut être difficilement vécu (JAP, Instruction, JE…). Il faut être en accord avec la décision que l’on prend. On peut regretter une décision lorsque notre sentiment de culpabilité a guidé notre décision et qu’elle n’est du coup pas adaptée. La collégialité est censée diluer ce sentiment en permettant l’échange. Mais la justice fonctionne de plus en plus à juge unique… Au civil, la collégialité lorsqu’elle est maintenue ne dissipe pas le sentiment d’un éloignement toujours plus grand du justiciable de son juge, comme l’illustre la récente réforme du surendettement. Le parquet prend de plus en plus de décisions juridictionnelles mais son organisation permet encore moins qu’au siège de prendre le temps et le recul nécessaire. Ceci est frappant pour le traitement en temps réelle mais aussi lors des audiences de comparution immédiate dans une grosse juridiction lors desquelles le parquet est seul à prendre connaissance de tous les dossiers là où le siège travaille en collégialité. Nous ne sommes pas aidés dans ce sentiment de culpabilité que nous pouvons éprouver par l’absence de retour sur ce que pense le justiciable de notre travail. Il nous est difficile de savoir si nous avons pris la bonne décision. Mais nous savons aussi qu’une décision perçue comme « juste » par un justiciable ne l’est pas forcément.

La culpabilité par rapport aux collègues : Si on n’assume pas sa charge de travail, quelles qu’en soient les raisons, elle ne pourra que se reporter sur les autres (ex en cas d’arrêt maladie, maternité, d’application de la circulaire Lebranchu sur le temps d’audience ou la présence des greffiers). N’y a-t-il pas un sentiment d’appartenance au groupe qui travaille tard ? Quelle est la possibilité pour un jeune magistrat de se désolidariser du groupe ? N’y a-t-il pas aussi une certaine fierté à avoir des audiences tardives, à dire qu’on est surchargé ? C’est un des sujets les plus sensibles puisque lorsqu’on est nouveau magistrat ou simplement nouveau dans un service on est tout de suite confronté aux habitudes des collègues qu’il est souvent bien délicat de remettre en question.

Concernant les moyens : Là encore, le culpabilité peut prendre plusieurs formes. C’est par exemble la culpabilité, voire pour certains la colère, au vu des critères de classement sans suite qui paraissent en rupture avec les droits et les attentes des victimes, sans qu’une constitution de partie civile ne puisse assurer une véritable enquête sur les faits dénoncés. C’est aussi la culpabilité de constater que prendre le temps de lire les pièces d’un dossier civil devient un exploit, alors qu’il devrait être la norme. Nous savons qu’à l’avenir la Justice fonctionnera à moyens constants, voire avec moins de moyens. Mais on demandera que ça fonctionne quand même, avec comme seul levier l’investissement humain. Or, nous ne sommes pas comptables de la situation. Que vaut-il mieux, faire tourner la machine coûte que coûte, à n’importe quel prix, ou au contraire apprendre à faire barrage à ce rouleau compresseur ?

Quel est le rôle de la hiérarchie dans ce sentiment de culpabilité ? Est-ce qu’elle incite à travailler plus ou nous aide, en tant que jeunes magistrats, à dé-culpabiliser ? Quel est le rôle des statistiques, tableaux de bord, à part d’imposer que les affaires « tournent » ? La hiérarchie est aussi responsable de l’organisation, de la répartition de la charge de travail. Ne devrait elle pas pousser à la qualité, au soutien du respect de la légalité plutôt qu’à se contenter d’une culture du résultat ? La question de la formation de notre hiérarchie au management est ouverte, de même que la définition du terme « management ». Il est surtout relevé un véritable schisme entre les magistrats de terrain et la hiérarchie. Il nous appartient de dire nos difficultés, car la hiérarchie ne connait que très peu les conditions de travail de la « base ». L’implication de la hiérarchie réside également dans l’absence de reconnaissance des efforts fournis. L’avancement, la notation, le traitement est le même, qu’on fasse le service minimum ou bien que l’on se plie en quatre pour un travail à la fois quantitatif et qualitatif. Ainsi un parquetier qui est à jour de ses règlements se verra récompensé par une nouvelle pile arrivée plus tôt que les autres, un juge du siège qui rendra rapidement ses décisions se verra attribuer le stock des autres ... Face à l’absurdité de certaines décisions politiques ou hiérarchiques, notre seule défense est la rigueur de nos pratiques. Mais parfois, finalement, nous devons choisir entre deux culpabilités : soit une culpabilité par rapport au justiciable (si on fait le choix de la rapidité, de la gestion du stock), soit par rapport à l’institution (si on fait le choix de la qualité et donc de prendre plus de temps).

Les jeunes magistrats dans tout ça : ils sont les plus proches dans le temps de l’idéal qui a fait qu’on est devenu magistrat mais les moins à même de résister, car pour cela il faut être sûr de soi. Cela pose la question de notre sentiment de légitimité quand on sort de l’école et le lien entre culpabilité et responsabilité (notamment quant à la qualité de notre travail). Les plus anciens peuvent-ils avoir un sentiment de revanche, en ayant connu des périodes difficiles, et trouver du coup normal que les jeunes passent aussi par là ? L’expérience permet aussi la distance et de ce fait de se rendre compte de ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas.

En conclusion, l’AJM constate que ces débats ont été un grand succès tant par le nombre de juridictions qui y ont participé pour une première expérience que par le nombre de magistrats présents. Lorsqu’on propose aux magistrats de débattre de thèmes pratiques qui les concernent, ils sont au rendez vous démontrant ainsi le besoin d’espaces institutionnels dans ce domaine. Les différents groupes se sont donc logiquement ouverts à d’autres thèmes à aborder à l’avenir : La question de l’apprentissage de la notion de culpabilité : quels sont les critères que nous retenons pour déclarer quelqu’un coupable ? En France, la notion de culpabilité n’est pas définie par la Loi alors qu’elle peut l’être par exemple dans les institution internationales. Comment nous positionnons-nous par rapport à ce vide ? La communication sur nos conditions de travail, a aussi été proposée. Il manque soit une formation des magistrats, soit le recrutement de personnes compétentes en communication pour le faire. Autant de vastes sujets qui pourront être abordés à l’occasion d’autres débats sur les pratiques !

Crédit Photo : ici

Partager cet article

Notes

[1] Bobigny, Chaumont, Evry, Meaux, Nantes, Nevers, Paris, Pontoise