Le Blog de "Aimache"

Ascenseur pour l’échaffaud

8H45. J’entre dans l’ascenseur du Tribunal avec le même empressement que tout homme qui entame une nouvelle semaine de travail au mois de novembre. Ma matinée sera chargée. La permanence de la semaine dernière ne m’a pas laissé le loisir de préparer l’audience correctionnelle de cet après-midi. De 9H00 à 13H30, je sais qu’il me faudra prendre connaissance de tous les dossiers et me contenter d’un sandwich si je n’ai pas le temps de déjeuner.

Une femme distinguée s’engouffre derrière moi dans l’ascenseur. Elle hésite à choisir son étage et me lance, sur le ton avenant et faussement affolé de celle qui veut engager la conversation : "Je suis jurée aux Assises depuis le début de la semaine, je ne suis pas encore habituée aux lieux !". Elle devra se contenter d’un sourire timide et compatissant : je n’ai pas envie d’engager la discussion. La perfide ne désarme pas et m’assène un : "Tout de même ! La Justice française est bien luxueuse !".

Perplexité.

Parle t-elle des lampes clignotantes de la cabine de notre ascenseur parkinsonnien ? De l’absence dramatique d’agent d’accueil à l’entrée du Tribunal ? Des travaux de remise aux normes dont le bruit perturbe régulièrement les audiences ? Des micros mai-soixante-huitards qui ne fonctionnent jamais ? De la fine moumoutte beigeâtre qui se décolle des murs ? Des fils électriques qui pendouillent des plafonds désamiantés ou simplement des toilettes fêlées dont le contenu s’écoule sur les cloisons des étages inférieurs (vu et exact) ?

Pas vraiment d’ironie dans ses propos ; la dame semble sérieuse et sûre d’elle. Je ravale mon sourire, hausse un sourcil et lui demande :

"- Et que trouvez vous qu’elle ait en trop la Justice ? Qu’est-ce que vous lui retireriez ?

- Oh ! Je ne dis pas ! Les magistrats, les avocats, les greffiers sont formidables et font très bien leur travail ! Mais je trouve simplement qu’on en fait trop dans certaines affaires ! La semaine dernière, on a pris plusieurs jours pour une affaire en Appel qui n’en méritait pas tant ! Je trouve qu’on perd beaucoup de temps pour des affaires qu’on pourrait bâcher (sic) bien plus vite ! Je ne sais pas comment ça se passe dans les pays anglo-saxons...."

Je la coupe net. C’est déjà assez les embouteillages et la météo : je vais pas lui laisser me saper mon moral du lundi !

"- Madame, dans ces pays là, on innocente aussi des hommes qu’on a exécutés 20 ans plus tôt...".

Si l’ascenseur m’avait laissé plus de temps avant d’ouvrir ses portes, j’aurais ajouté que c’était aussi les pays des acquittements scandaleux, des procès qui s’enlisent dans des débats inutiles jusqu’à ce que l’un des adversaires n’ait plus les moyens de supporter le coût d’un procès... J’aurais pu lui dire que les procès d’Assises étaient le fleuron de la Justice française, un dernier camp retranché où l’on prend le temps de tout dire, de tout voir, de tout analyser pour juger les criminel(le)s. On y est si loin des audiences correctionnelles à 35 dossiers à faire passer dans l’après-midi ! Si loin des procédures "simplifiées" , réglées à coups de barêmes aveugles, qui laissent aux justiciables l’amer sentiments d’avoir méprisés ! 

Les portes de l’ascenseur se referment. En regardant la dame s’éloigner je me demande si - montant dans un avion - elle suggère au commandant de bord d’abréger les procédures de décollage et d’atterrissage. A l’hopital, fait-elle remarquer au chirurgien qu’il passe trop de temps au bloc opératoire ? Pourtant, c’est aussi au nom de cette dame que je rends la Justice de tous les jours. Et un fossé nous sépare.

8H48. Dieu que je n’aimerais pas que ma cause soit entendue par des gens qui considèrent qu’on y met trop de temps ! En matière judiciaire, le temps est-il un luxe ou le service minimum exigible ? Si les juges d’un jour répondent comme-ci et les juges de toujours répondent comme-ça ; qu’en pensent les accusés les victimes, d’un jour et de toujours ?

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